Que connaissons-nous réellement, nous francophones, de la mentalité dominante flamande ? Alors qu´il nous arrive d´évoquer le droit et même le devoir d´ingérence quant il s´agit de contrées plus lointaines, nous ne savons pas comment bouger lorsque dans notre propre pays des forces non démocratiques font plus que montrer le bout du nez. " Est-il encore possible en Belgique de partager un projet commun de vie en société ? " écrit Henri Goldman (1) de manière un peu provocante dans un commentaire qu´il fait sur un texte des fondateurs de Charta 91 (2). Et de rajouter un peu plus loin : " Est-ce prêcher contre l´internationalisme que d´acter que la Belgique réunit deux cultures distinctes confinées dans deux espaces géographiques, délibératifs et médiatiques quasiment étanches ? "
Si la question est pertinente, en ce qui nous concerne, nous prendrons une autre voie. International, c´est continuer de faire la part un peu trop belle à " national " et aux institutions qui " le " défendent. En changeant de regard et en ne le focalisant plus seulement sur les institutions, ce que nous découvrons c´est une société civile politique flamande, certes minoritaire, mais qui, pour paraphraser Kofi Annan, " est la conscience de la Flandre ". Avec cette société civile-là, des espaces communs de débat et de culture sont plus que possibles. Cheminons un moment avec l´un de ses fleurons : Charta 91.
Retour au passé. 24 novembre ´91. Le " Dimanche noir ". Un cataclysme. Les écrans l´affichent. Le Vlaams Blok perce. L´émotion est grande, chez les démocrates. Quelques intellectuels lancent un appel à une réaction. Plus de deux mille personnes se mobilisent. Ils viennent d´horizons multiples et " leur appartenance à des organisations ou à des mouvements différents n´empêche pas qu´ils puissent travailler ensemble sur la base d´un diagnostic commun du malaise social et qu´ils puissent aboutir ensemble à une meilleure intelligence des problèmes ", comme le propose la charte. Charta 91, était née. Le premier constat est clair : " La démocratie occidentale offre au citoyen bien moins de prise sur la société qu´elle ne l´affirme. L´appareil politique fonctionne dans sa tour d´ivoire et n´apporte aucune réponse aux questions fondamentales concernant la relation entre l´individu et son environnement social. "
Un diagnostic assez classique est posé : une démocratie peu transparente qui appelle à une participation accrue des citoyens ; l´évolution de la situation socio-économique et une société de plus en plus duale ; un climat culturel qui se détériore avec la médiocrité culturelle de consommation. L´originalité de Charta vient essentiellement du fait qu´il ne veut pas combattre seulement le racisme ou la xénophobie, mais surtout traquer ce qui en sont les causes par un travail citoyen, persévérant, allant au fond et autonome. Cela en fait pour cette époque un OPNI (Objet politique non identifié) pour lequel la situation est trop grave pour s´en remettre aux structures du pouvoir qui sont un des éléments du problème.
C´est à Charta 91 que l´on doit la proposition de recourir au fameux cordon sanitaire. C´est la ligne blanche que les partis ne peuvent franchir. L´idée est que les partis dits démocratiques ne peuvent créer aucune alliance avec le Vlaams Blok. Et ça marche. Les partis respectent la règle.
Tout semble donc baigner pour Charta qui est porté par un fort courant de sympathie. Un an après le choc, il fallait faire le point. Het tij keert-elle ? (3) Le courant citoyen avait-il commencé à inverser le courant politique ? Pour le savoir, Charta 91 organise en novembre ´92 un important " hearing " des politiques comme l´on dit au nord. Tout le monde voulait être là. Les politiques sont questionnés sur ce qu´ils ont fait pendant un an pour contrer l´extrême droite et répondre au diagnostic posé. Mais le courant ne passe pas. La réunion est perçue comme arrogante, anti-politique, trop intellectuelle, trop à gauche. En fait, la culture de l´époque n´est pas à la concertation entre citoyens et politiques. La société civile reconnaît ses erreurs - soms is Charta eerder een kladwerk dan een netwerk (4) -, mais les politiques sont plutôt susceptibles et ne souffrent pas d´être " mis sur la sellette ".
C´est probablement à cette époque que date le début du déclin du mouvement. Un clivage s´opère entre ceux qui pensent que pour agir il faut entrer en politique et ceux qui estiment qu´il faut fonctionner comme un mouvement. Pour faire simple, disons que le politique se replie sur les structures connues et retrouve ses habitudes politiciennes. La société civile perd sa capacité à surfer sur les émotions et le doute s´installe. La crédibilité de Charta diminue. L´analyse de fond se perd alors que la théorie d´un plafond sociologique de l´extrême droite qui suppose que cette dernière a fait le plein des voix et qu´elle ne peut plus monter légitime le fait qu´il n´est pas nécessaire de trop penser (changer). Seule l´adoption du cordon sanitaire perdure, mais pas sans effets pervers dès lors que ce " cadre " qu´il constitue ne s´emplit pas de la réflexion.
Saut vers le présent. Octobre 2001. Remake du " dimanche noir ". Nouveau cataclysme. Les écrans l´affichent. Le Vlaams Blok perce tous les plafonds sociologiques. Où est passée l´émotion des démocrates, la réaction est si tiède ? Quelques intellectuels décident de remettre le couvert, dix ans après, en produisant un texte à débattre remarquable et comme le dit si justement Henri Goldman, émouvant (5). Emouvant car il pose la question en terme de " nous ", d´un " nous tous flamands " dont les auteurs, pourtant au-delà de tout soupçons ne se dissocient pas.
" Ce que nous devons pouvoir éclaircir, c´est pourquoi l´extrême droite continue à croître en Flandre, alors qu´elle reflue sur le terrain politique à Bruxelles et en Wallonie ", présente ce texte. Le courage de cette réflexion réside en cet endroit exact : " Notre thèse centrale n´a pas changé : le Vlaams Blok est le symptôme de la Flandre. Il n´est pas un " corps étranger " ou un " épiphénomène ". Il incarne une forme spécifiquement flamande de l´extrême droite qui fait corps avec la manière dont la société flamande a pris forme. Sans un retour critique sur l´idéologie dominante en Flandre, la résistance à l´extrême droite conduira chaque fois aux mêmes déceptions. " Il n´est pas question de renier le diagnostic posé en 91. Mais ce texte l´affine et surtout, aux déterminants européens ou mondiaux de l´économie globalisée et ultralibéralisée ils articulent une compréhension des déterminants purement flamands et de l´affirmation identitaire.
Nous n´irons pas plus loin dans une analyse de ce texte. Cher lecteur, nous vous y renvoyons. Sachons simplement que dès lors que nous commençons à " comprendre ", l´accès à l´universalité n´est plus bien loin et que la question du " eux " et " nous " (nous les Wallons ou les Bruxellois bien-pensants qui ne versons pas dans l´extrême droite) s´estompe déjà un peu. Oui, ce texte montre une Flandre qui se ferme, mais irrémédiablement humaine (ce qui ne veut pas nécessairement dire bonne), inscrite dans une histoire et proche. " Il n´y aura pas de médecin pour la soigner. La société devra produire elle-même ses anti-corps. A Charta 91 nous essayons de diffuser notre dissidence, en parlant, en écrivant, en ouvrant notre site web. " (6) Les animateurs de Charta concluent sous forme d´un appel : " Après dix ans d´une lutte infructueuse qui a découragé beaucoup de progressistes parce que la " bonne politique " ne produisait pas les résultats annoncés, nous invitons toutes les personnes qui pensent correctement à une discussion de fond. Nous voulons mener cette discussion sans boucs-émissaires mais sur la base d´un bilan honnête des fondements de cette politique. (...) Sans une analyse critique et sérieuse du discours dominant dans notre société, le vent ne tournera pas. En effet, le Vlaams Blok en est le symptôme. " L´appel est lancé à tous, à nous francophones y compris.
Récemment, lors de la montée en puissance de Haider en Autriche, le chef de la diplomatie belge (qui existe elle), Louis Michel s´ingérant quelque peu dans les affaires d´autrui (à juste titre), évoquait la nécessité que les sociétés civiles belges et européennes partent à la rencontre de la société civile démocratique autrichienne afin de la soutenir. La question est-elle ici si différente ? Un parallèle nous semble devoir être fait - Flandre, Autriche. Si l´on parlera moins de devoir d´ingérence que de devoir de soutien à cette société civile flamande, quel est le " Ministère des affaires étrangères ad hoc " qui voudra ou devrait en évoquer la nécessité ? Y a-t-il une diplomatie wallonne, bruxelloise, francophone ? Ce Ministère des affaires étrangères serait-il plutôt un Ministère de l´intérieur ? C´est bien encore une histoire d´ " Eux " et " Nous ". Etrange affaire que cette histoire belge. L´Etat-nation n´est pas mort : lequel ? Une critique importante est à faire à l´encontre du texte de Charta : il n´y est pas question d´un " nous " belge.
(1) Henri Goldman est rédacteur en chef de la revue Politique
(2) Texte écrit par les fondateurs de Charta 91 - Eric Corijn, Paula Burghraeve, Paul Verbraeken - et publié dans la revue Politique numéro 19 - décembre 2000, janvier 2001.
(3) " Het tij keren ". Nom donné au " hearing " traduit en français par " Inverser le courant "
(4) " Parfois Charta est plus un brouillon qu´un réseau " a pu écrire Paul Verbraeken en jouant un peu (trop) sur les mots dans le Journal de Charta n° 5 de 1992.
(5) Texte écrit par les fondateurs de Charta 91 - Eric Corijn, Paula Burghraeve, Paul Verbraeken - et publié dans la revue Politique numéro 19 - décembre 2000, janvier 2001
(6) Réponse de Eric Corijn à Bénédicte Vaes qui lui demandait " Quel médecin pourrait guérir le corps malade ? " dans le Soir du 5 avril 2001