Le Blok, symptôme de la Flandre


Le Soir,
jeudi 5 avril 2001


Extrême droit.
Le procès du Vb reprend ce jeudi. Des intellectuels jugent qu´on ne fera reculer les néofascistes qu´en soignant la société.

Entretien

BÉNÉDICTE VAES

Au moment où le Vlaams Blok a investi en force le paysage poli tique flamand, trois intellectuels, le bruxellois Eric Corijn (VUB), la gantoise Paula Burghgraeve (Gand) et l´anversois Paul Verbraeken (Anvers), ont lancé contre le Blok le mouvement culturel Charta 91. Il réunit des centaines de politiques, d´intellectuels, d´artistes, de syndicalistes. Dix ans après, le Blok n´a pas reculé d´un pouce. Les créateurs de Charta 91 repartent à l´attaque. Ils diagnostiquent que leur société est malade d´une pensée unique qui permet au Blok de s´épanouir.

Vous analysez l´Histoire pour expliquer la vulnérabilité de la Flandre à l´extrême droite. Où décelez-vous un " terreau " favorable ?

A Charta 91, nous mettons en avant quatre éléments.

  1. La culture. Depuis le XVe siècle, la Flandre a sans cesse été occupée, a développé un sentiment de rébellion, une culture défensive contre la présence étrangère.
  2. L´industrialisation tardive, par le canal d´investissements étrangers. Succédant à la bourgeoisie francophone, la nouvelle élite flamande a développé le sentiment " Ce que nous faisons nous-mêmes, nous le faisons mieux". Pratiquant le nationalisme mercantile, elle tient à se distancier de la Wallonie rouge. Car l´industrialisatio n Flamande s´est bien gardée de développer des quartiers ouvriers. Elle s´est servie des emprunts à bon marché et des transports publics pour maintenir les habitants dans leurs villages, sous la coupe de la démocratie chrétienne paternaliste. La Flandre est devenue une seule grande banlieue. On va en ville pour travailler et pour faire des achats, mais on n´y reste pas : l´espace public est perçu comme sale et dangereux. On a une aversion pour le cosmopolitisme de Bruxelles.
  3. La transition de la ruralité vers la culture urbaine. Elle n´a pas été portée par la social-démocratie, comme en Wallonie et à Bruxelles, à Vienne ou à Hambourg. Tardive, elle a été soutenue par le néolibéralisme. Celui-ci a diffusé une idéologie individualiste, concurrentielle, égoïste, hédoniste. Méfiance envers les étrangers, culture suburbaine, individualisme larguant la solidarité : ces trois éléments expliquent l´autosuffisance flamande. Ils affaiblissent le rejet qu´aurait dû susciter l´extrême droite.

Théoriquement, ces ingrédients devraient conduire au néolibéralisme. Comment expliquer qu´ils suscitent le néofascisme?

Par l´histoire propre du Blok. Celui-ci représente une extrême droite postmoderne, libérale, pro-capitaliste. Elle s´inscrit dans la continuité historique du nationalisme flamand, à dominante droitière et collabo. Or, chaque pays qui n´a pas fait le deuil de son passé de collaboration a vu émerger l´extrême droite : Flandre, France, Italie, Autriche.

Pour vous, le Vlaams Blok est un symptôme de la Flandre...

Oui. Pour traiter le symptôme, il faut découvrir la maladie qu´il manifeste. Pour nous, cette maladie, c´est l´identité flamande; ce sont les valeurs de compétition féroce et d´individualisme exacerbé. Le symptôme et le corps malade ne pourront pas être dissociés sans une chimiothérapie radicale. Condamner le Blok ne doit pas permettre de dire que tout ce qui n´est pas Blok est acceptable. Il ne suffirait pas d´interdire le Blok : la psychanalyse nous enseigne qu´un symptôme supprimé sort ailleurs, plus fort. La maladie qu´on nous cache, c´est que le Blok est enraciné dans la construc tion de la Flandre actuelle.

"La maladie flamande est faite de compétition féroce, d´individualisme exacerbé, d´identité suffisante"

Vous estimez que le Blok parvient souvent à dicter l´agenda aux autres partis?

Souvent. Certains partis ont dit: "le Blok apporte de mauvaises solutions à de vrais problèmes." Echec total: cela a respectabilisé le Blok. La Flandre développe une culture sécuritaire. La phrase: "On ne peut pas accueillir toute la misère du monde" est exprimée, en Wallonie, avec une gêne teintée d´humanisme. On sait bien que cette phrase est l´alibi d´une politique répressive: on attend de nous un geste de solidarité, pas la solution des problèmes mondiaux. Mais en Flandre, la même phrase est exprimée avec évidence. Les Flamands sortent de siècles de pauvreté. Ils ont été obligés d´aller travailler en Wallonie, sans qu´on leur octroie des "facilités". Maintenant qu´ils se portent bien, ils n´ont pas envie de partager avec des " étrangers ".

C´est un sentiment explicable...

Oui, mais il est amplifié par l´incurie des responsables politiques. Il leur revient d´orienter la construction d´une société par des valeurs. Peu visionnaires, ils abdiquent ce rôle. A Charta 91, nous sommes très critiques par rapport aux médias. Ils font de l´info-spectacle pour augmenter leurs parts de marché. VTM fait du populisme. La VRT a peu le sens du service public en TV. La résistance par rapport à la commercialisation des médias est moins forte en Flan dre. Ce qui explique la "banalisation "médiatique du Blok. •

Tous les partis partagent le "nationalisme civilisé"

BÉNÉDICTE VAES

Chaque fois que des décisions politiques pourraient mettre en difficulté le Blok, beaucoup opposent, en Flandre, le danger de le "martyriser"...

Depuis dix ans, cette tactique prudente a échoué : le Blok ne fait que croître en force et en implantation. Si quelque chose a bien marché, en revanche, c´est le cordon sanitaire. Or certains prétendent aujourd´hui, en Flandre, que le Blok progresse à la faveur du cordon sanitaire. C´est faux! Nous, nous n´avons pas confiance dans tous les démocrates. Nous craignons que certains ne soient très tentés de se débarrasser des progressistes en utilisant le Blok. Le cordon défend ce qu´on appelle en France les valeurs républicaines. C´est la ligne blanche à ne pas franchir.
Mais elle ne suffit pas à éliminer le Blok, tant que le "nationalisme civilisé" est partagé par tous les partis. Même Agalev est devenu un parti flamand identitaire. On ne pourra éliminer la force du Blok qu´en rompant avec la pensée unique flamande. Celle-ci réduit la complexité de la société au marché, comme s´il suffisait à tout résoudre. Après l´Etat-nation, après l´Etat-providence, voici venue une démocratie-qui se réduit à la société (duale) de consommation.

Vous voulez dire que certains éléments du programme Blok sont déjà présents en Flandre ?

Oui. Ne prépare-t-on pas déjà une certaine normalité? Par exemple, l´approche ultrasécuritaire. Willockx (SP) revendique la paternité de la "tolérance zéro". Gootjans (VLD) propose de privatiser les prisons et de faire payer par les prisonniers le prix de leur entretien. A Malines, l´échevin CVP de la sécurité, Cordier, veut que les jeunes qui exécutent des peines alternatives portent des tee-shirts désignant leur conduite. Ce n´est pas le Vlaams Blok qui veut ça !

D´autres d´exemples ?

Oui. Je trouve inquiétante la thèse de la responsabilité individuelle, selon laquelle "il n´y a pas de droits sans devoirs". Elle justifie la thèse ultrasécuritaire. Elle permet d´exclure des gens de la Sécu. Cette thèse prétend que les droits fondamentaux, imprescriptibles, devaient faire l´objet d´un échange. Elle va à l´encontre des droits universels que chaque individu possède par sa naissance. Elle conduit à dire que l´étranger n´a aucun droit tant qu´il n´est pas "assimilé", qu´il n´est pas soumis à la culture de "notre peuple".

Certains prônent, contre le Blok, la création d´un parti démocratique très conservateur. Serait-ce utile?

C´est très dangereux. De l´ordre de l´apprenti sorcier. Cela déboucherait sur une normalisation du Blok en parti conservateur, moyennant quelques retouches. Je crains que l´opération idéologique vise à se débarrasser du cordon sanitaire.

Quel médecin pourrait alors guérir le corps malade ?

II n´y a pas de médecin. La société doit produire elle-même ses anti-corps. A Charta 91, nous essayons de diffuser notre dissidence´, en parlant, en écrivant, en ouvrant notre site web. Nous lançons un appel à tous ceux dont le métier exige une indépendance critique à l´égard du populisme : universitaires, politiques, journalistes. Les réponses commencent à affluer!

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